Depuis 1991, l’adage populaire « qui ne dit mot consent » a trouvé son application en droit des marques.
Ainsi, le titulaire d’une marque enregistrée qui n’aura pas réagi pendant 5 ans à l’enregistrement et à l’exploitation d’une marque postérieure concurrente dont il connaissait l’existence, ne pourra plus en demander la nullité ni s’opposer à son usage, sauf s’il y a fraude. C’est ce que l’on appelle la forclusion par tolérance, qui ne s’applique, en France, qu’au droit des marques.
Transposant les dispositions communautaires (1), le Code de la propriété intellectuelle prévoit la forclusion de l’action en contrefaçon de marque (2) et la forclusion de l’action en nullité de marque (3). Il s’agit donc d’un moyen de défense particulièrement efficace pour le titulaire de la marque seconde déposée de bonne foi, si les conditions suivantes sont réunies :
- Enregistrement de la marque seconde litigieuse ;
- Bonne foi du déposant de la marque seconde ;
- Usage de la marque seconde par son titulaire dans le pays où elle a été enregistrée ;
- Connaissance depuis plus de 5 ans par le titulaire de la marque antérieure de l’enregistrement de la marque seconde et de l’usage de celle-ci après son enregistrement (4).
Mais le législateur français a créé une différence entre ces deux actions.
Si les conditions de la forclusion sont réunies, l’action en nullité de la marque seconde sera irrecevable quelle que soit la nature du droit antérieur auquel il est porté atteinte (marque enregistrée, marque notoire, dénomination sociale, nom commercial, enseigne, appellation d’origine protégée, droits d’auteur, dessin ou modèle protégé, droits de la personnalité d’un tiers (notamment son nom ou son image), nom, image ou renommée d’une collectivité territoriale). La marque seconde ne peut donc plus être contestée par le titulaire du droit antérieur.
L’action en contrefaçon basée sur une marque antérieure enregistrée sera également irrecevable. En revanche, l’usage de cette marque seconde pourra encore être interdit par les tribunaux si le titulaire de la marque première détient également d’autres droits sur le nom, tels qu’un nom commercial, une dénomination sociale, un nom de domaine, etc. En effet, selon la loi française, seule l’action en contrefaçon basée sur une marque peut être forclose, mais pas les demandes d’interdiction d’usage de marque basées sur d’autres droits. De fait, nous nous trouvons donc dans une situation assez paradoxale, où la loi permet de neutraliser le titre réputé être le plus fort, la marque, mais aucun des autres droits, dont la protection est pourtant moins absolue.
La sécurité juridique recherchée par le législateur en cas de longue coexistence entre marque postérieure et signes distinctifs antérieurs n’est donc pas assurée en France. De la même façon, il n’y a pas de forclusion entre dénominations sociales, noms de domaine, etc.
Le législateur communautaire n’a pas fait une telle différence. Lorsque la marque seconde est une marque communautaire, le titulaire de droits antérieurs, quels qu’ils soient, est forclos à demander la nullité et à agir en contrefaçon ou à demander l’interdiction d’usage de la marque seconde passé le délai de 5 années.
C’est ce qu’a rappelé récemment la Cour de cassation (6) dans une affaire opposant les marques françaises notoires MATCH et PARIS MATCH, détenues par les sociétés HACHETTE, à la marque communautaire MATCH.COM, déposée par une société américaine éponyme pour des services liés à un site de rencontres en ligne. En réponse à l’action des sociétés HACHETTE, Match.Com souleva une fin de non-recevoir, tirée de la forclusion par tolérance telle que prévue par le Règlement sur les marques communautaires (qui, contrairement aux dispositions françaises, peut être opposée à tout titulaire d’une antériorité). La Cour fit droit à ce moyen de défense confirmant l’irrecevabilité des demandes, l’assignation ayant été déposée en 2006, soit plus de 5 ans après que les sociétés HACHETTE ont eu connaissance de l’exploitation, même limitée, de la marque Match.Com en France, dont les éléments de preuve lui avaient été fournis dans le cadre d’une procédure d’opposition en 2000.
Ce qu’il faut retenir
- Les dispositions relatives à la forclusion par tolérance sont différentes selon que la marque seconde litigieuse est française ou communautaire, les dispositions communautaires étant plus favorables au titulaire de la marque seconde.
- Les titulaires de marques doivent obligatoirement assigner le présumé contrefacteur ou engager une action en nullité de marque le plus rapidement possible pour que leur demande ne soit pas déclarée irrecevable, une simple mise en demeure ne suffisant pas à interrompre le délai de forclusion.
- Les déposants de marques françaises doivent être particulièrement vigilants aux droits antérieurs autres que les marques dans le cadre des recherches d’antériorités avant le dépôt et effectuer des recherches complémentaires au sein du registre du commerce et des sociétés ainsi que sur les registres de noms de domaine.
- Le délai de 5 ans court à compter de la connaissance réelle par le titulaire de la marque première de l’exploitation en France de la marque seconde, peu important que cet usage soit ou non sérieux, intensif et destiné au public français, tant que la preuve de cette connaissance est démontrée.
- Depuis 2008, la prescription de droit commun a été ramenée de 30 à 5 ans en matière civile (7). Ce délai de 5 ans court, comme en matière de tolérance, à compter de la date à laquelle celui qui engage l’action a connu ou aurait dû connaître les faits qu’il reproche à autrui. Cette prescription de droit commun peut être invoquée à l’encontre de toute action en contrefaçon ou en concurrence déloyale (8).
Toutes les actions civiles fondées sur des droits de propriété industrielle ou tout signe distinctif sont donc désormais soumises au même délai de prescription, qui est de 5 ans à compter de la connaissance des faits. La vigilance mais aussi la diligence sont donc indispensables pour tous ceux qui entendent défendre leurs droits.
© [INSCRIPTA]
(1) Directive 89/104/CEE du Conseil du 21 décembre 1988 rapprochant les législations des États membres sur les marques, modifiée par la Directive 2008/95/CE du 22 octobre 2008, Article 9 :
« 1. Le titulaire d’une marque antérieure telle que visée à l’article 4, paragraphe 2, qui a toléré, dans un État membre, l’usage d’une marque postérieure enregistrée dans cet État membre pendant une période de cinq années consécutives en connaissance de cet usage ne peut plus demander la nullité ni s’opposer à l’usage de la marque postérieure sur la base de cette marque antérieure pour les produits ou les services pour lesquels la marque postérieure a été utilisée, à moins que le dépôt de la marque postérieure n’ait été effectué de mauvaise foi.
2. Tout État membre peut prévoir que le paragraphe 1 s’applique au titulaire d’une marque antérieure visée à l’article 4, paragraphe 4, point a), ou d’un autre droit antérieur visé à l’article 4, paragraphe 4, point b) ou c).
3. Dans les cas visés au paragraphe 1 ou 2, le titulaire d’une marque enregistrée postérieure ne peut pas s’opposer à l’usage du droit antérieur bien que ce droit ne puisse plus être invoqué contre la marque postérieure. »
(2) Article L. 716-5 alinéa 4 du CPI : « Est irrecevable toute action en contrefaçon d’une marque postérieure enregistrée dont l’usage a été toléré pendant cinq ans, à moins que son dépôt n’ait été effectué de mauvaise foi. Toutefois, l’irrecevabilité est limitée aux seuls produits et services pour lesquels l’usage a été toléré. »
(3) Article L. 714-3 alinéa 3 du CPI : « Seul le titulaire d’un droit antérieur peut agir en nullité sur le fondement de l’article L. 711-4. Toutefois, son action n’est pas recevable si la marque a été déposée de bonne foi et s’il en a toléré l’usage pendant cinq ans. »
(4) Le douzième considérant de la directive 89/104/CEE précise que le titulaire de la marque antérieure doit avoir « sciemment toléré » l’usage d’une marque postérieure à la sienne pendant une longue période, c’est-à-dire « délibérément », « en connaissance de cause ».
(5) L’article 54 § 2 du Règlement CE 207/2009 du 26 février 2009 sur la marque communautaire prévoit que « le titulaire d’une marque nationale antérieure visée à l’article 8 § 2 ou d’un autre signe antérieur visé à l’article 8 § 4 qui a toléré pendant cinq années consécutives l’usage d’une marque communautaire postérieure dans l’Etat membre où cette marque antérieure ou l’autre signe antérieur est protégé, en connaissance de cet usage, ne peut plus demander la nullité ni s’opposer à l’usage de la marque postérieure sur la base de la marque antérieure ou de l’autre signe antérieur pour le produit ou les services pour lesquels la marque postérieure a été utilisée à moins que le dépôt de la marque communautaire postérieure n’ait été effectué de mauvaise foi. »
(6) Cour de cassation, Chambre commerciale, 6 janvier 2015, Pourvoi 13-21940.
(7) Article 2224 du code civil : « Les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer ».
(8) Pour une application de la prescription dans le cadre d’une action en nullité de brevet, voir TGI de Paris, 3ème chambre, 3ème section, 13 mars 2015 (RG 2013/09605) ; pour une application dans le cadre d’une action en nullité de marque pour déceptivité, voir Cour d’appel de Bordeaux, 5 mai 2015 (RG 14/00275).