Une chaîne de supermarchés allemande vend un sorbet qui contient 12% de champagne, distribué sous le nom « Champagner Sorbet » (sorbet au Champagne en langue allemande). Le Comité Interprofessionnel du Vin de Champagne (CIVC), très actif dans la protection de l’appellation d’origine protégée (AOP) Champagne, estimant que ce nom en constitue une violation, saisit les tribunaux allemands pour que soit prononcée l’interdiction d’exploiter ce nom.
C’est dans ces conditions que le Bundesgerichtshof (Cour fédérale de justice allemande) décida de poser en substance à la Cour de justice de l’Union européenne les questions préjudicielles suivantes :
- La législation protégeant les AOP s’applique-t-elle lorsque l’AOP est utilisée comme partie du nom d’une denrée alimentaire ne répondant pas au cahier des charges du produit, à laquelle a été ajouté un ingrédient répondant audit cahier des charges ?
- L’utilisation d’une AOP comme partie du nom d’une denrée alimentaire ne répondant pas au cahier des charges du produit, à laquelle a été ajouté un ingrédient répondant audit cahier des charges, constitue-t-elle une exploitation de la réputation de ladite appellation, lorsque le nom de ladite denrée alimentaire correspond aux habitudes de dénomination du public visé et que l’ingrédient a été ajouté en quantité suffisante pour conférer au produit une caractéristique essentielle ?
- L’utilisation d’une AOP dans les conditions décrites dans la deuxième question préjudicielle constitue-t-elle une usurpation, imitation ou évocation illégale ?
- Les AOP ne sont-elles protégées que contre les indications fausses ou fallacieuses qui sont de nature à créer, dans l’esprit du public visé, une impression erronée sur l’origine géographique d’un produit ?
Dans un arrêt rendu le 20 décembre 2017 (deuxième chambre, aff. C‑393/16, CIVC v. ALDI), la Cour répond point par point :
Sur la première question
Sans surprise, il est décidé que l’AOP Champagne est utilisée à titre commercial au sein du nom « Champagner Sorbet » et que la législation communautaire protégeant les AOP est applicable.
Sur la deuxième question
La Cour indique que l’exploitation de la réputation d’une AOP suppose une utilisation de cette AOP visant à profiter indûment de la réputation de celle-ci. Il est certain que l’utilisation de la dénomination « Champagner Sorbet » pour désigner un sorbet contenant du champagne est de nature à faire rejaillir sur ce produit la réputation de l’AOP Champagne, qui véhicule des images de qualité et de prestige, et donc à tirer profit de cette réputation.
Il doit être considéré que l’utilisation du nom champagne pour un sorbet au champagne vise à profiter indûment de la réputation de cette AOP si cet ingrédient ne confère pas à cette denrée une caractéristique essentielle. En l’occurrence, le goût généré par cet ingrédient doit constituer la caractéristique essentielle dudit sorbet.
Sur la troisième question
L’usage de la dénomination sorbet au champagne constitue-t-il une usurpation, une imitation ou une évocation ?
La Cour rappelle que la notion d’évocation, selon une jurisprudence constante, recouvre notamment une hypothèse dans laquelle le terme utilisé pour désigner un produit incorpore une partie d’une dénomination protégée, de sorte que le consommateur, en présence du nom dudit produit, est amené à avoir à l’esprit, comme image de référence, la marchandise bénéficiant de cette dénomination. Tel n’est pas le cas en l’espèce, où il est fait une utilisation directe de l’AOP Champagne pour revendiquer ouvertement une qualité gustative liée à celle-ci.
Sur la quatrième question
La Cour indique que si le sorbet n’avait pas, comme caractéristique essentielle, un goût généré principalement par la présence du champagne dans sa composition, il pourrait donc être considéré que la dénomination « Champagner Sorbet » apposée sur le conditionnement ou l’emballage de cette denrée constitue une indication fausse et fallacieuse.
La Cour donne un éclairage intéressant sur l’équilibre difficile entre l’information des consommateurs par l’étiquetage ou le marquage des produits, et l’exploitation injustifiée des AOP pour profiter de leur réputation.
Ces limites à la protection absolue des AOP sont dans la droite ligne de la jurisprudence communautaire, qui en droit des marques, autorisait dès 2000 l’utilisation d’une marque à des fins descriptives (C‑2/00, 14 mai 2002, HOLTERHOFF), ou bien lorsque le consommateur ne perçoit pas le signe comme une indication que les produits qui le contiennent proviennent de l’entreprise titulaire de la marque (C‑48/05, 25 janvier 2007, ADAM OPEL).
Cette jurisprudence accorde aux consommateurs une grande confiance sur leur capacité de perception des droits de propriété intellectuelle, mais elle a tendance à laisser aux titulaires de droits un goût un peu amer…
[INSCRIPTA]