Il est acquis que le droit d’agir en justice doit être mis en œuvre avec précaution car il est susceptible de dégénérer en abus, et d’être alors sanctionné par les tribunaux, s’il relève en réalité d’une intention de nuire de la part son auteur. C’est la raison pour laquelle l’action en justice ne doit être engagée que sur la base d’éléments de fait et de droit solides et avérés.
Pour autant, il ne faut pas confondre les abus du droit d’agir en justice et les hypothèses dans lesquelles le demandeur à l’action, bien que n’étant pas de mauvaise foi, se méprend sur la portée de ses droits. Or il est des matières juridiques, dont la contrefaçon de droits de propriété intellectuelle fait partie, où la détermination de ce qui peut constituer une faute ou une atteinte à des droits est particulièrement délicate. C’est particulièrement le cas dans le domaine du droit des brevets du fait de la complexité de ce domaine juridique et de la fréquente complexité des questions techniques en cause.
C’est pourquoi il est important selon nous de saluer la pertinence de la solution retenue par la Cour d’appel de Paris le 30 janvier 2013 (pôle 5, 1ère ch., RG 2011/05261), sur renvoi de la Cour de cassation (ch. com., 8 février 2011, E/2009/69684 ; cassation de l’arrêt de la Cour d’appel de Paris, pôle 5, 2ème ch., 26 juin 2009, RG 2008/01201).
Le titulaire personne physique d’un brevet français portant sur un système de suspension arrière de cycles, en particulier de vélocipèdes, et la société qui était sa licenciée exclusive, avaient, après avoir fait pratiquer une saisie-contrefaçon sur un salon, assigné une autre société, lui reprochant de commercialiser un modèle de vélo contrefaisant plusieurs des revendications du brevet. La société attaquée, sans doute par précaution, avait alors stoppé la commercialisation des vélos litigieux.
Mais voilà, au terme de deux procès, en première instance et en appel, les demandeurs avaient été déboutés de leur action en contrefaçon, tandis que la société défenderesse était entrée en liquidation judiciaire. Et la cour d’appel, suivant la demande reconventionnelle formée par le liquidateur de la société, avait estimé, sur la foi d’une déclaration parue dans la presse, que l’arrêt de la commercialisation des vélos litigieux avait été provoqué par l’action en contrefaçon et avait effectivement causé à la défenderesse un préjudice dont elle était fondée à demander réparation. Lui fut allouée une somme de 80 000 € à titre de dommages-intérêts.
La Cour de cassation censura la décision des juges du fond au visa de l’article 1382 du Code civil, considérant que de tels motifs ne caractérisaient pas l’existence d’une faute pouvant être mise à la charge du breveté et de sa licenciée.
Devant la cour d’appel de renvoi, le liquidateur de la défenderesse faisait valoir que l’action en contrefaçon, et la saisie-contrefaçon qui l’avait précédée, avaient été intentés de mauvaise foi, dans la seule intention de nuire à un concurrent en l’empêchant de commercialiser un nouveau modèle récemment mis au point. Etait également soutenu que la saisie-contrefaçon pratiquée sur un salon professionnel avait “été effectuée dans le seul but de porter atteinte à son honorabilité et à sa réputation”.
Cependant, cette argumentation ne suffit pas à convaincre les juges, dont le raisonnement mérite, outre l’approbation, qu’il soit retranscrit : “la mise en cause de la responsabilité civile exige que soient établis et réunis une faute, un préjudice et un lien de causalité entre la faute et le préjudice ; qu’au surplus, la faute ne saurait être caractérisée à la charge [des demandeurs] du seul fait que ces derniers ont succombé au procès en contrefaçon […] ; qu’en effet, le droit d’ester en justice, qui comprend le droit de former appel, est protégé par principe et n’est susceptible de dégénérer en abus ouvrant droit à réparation que s’il est exercé de mauvaise foi, par intention de nuire ou par légèreté blâmable équipollente au dol, toutes circonstances qui ne sauraient être présumées et doivent être démontrées par la partie qui les invoque”.
Et les juges de préciser que rien ne permettait en l’espèce d’établir que le breveté et sa licenciée avaient “sciemment diligenté une action en contrefaçon qu’ils savaient perdue dans le seul but de contraindre leur concurrente à retirer son produit du marché”, ni qu’une faute serait caractérisée par le “fait, pour les titulaires des droits de brevet, d’avoir fait procéder à une saisie-contrefaçon dans un salon professionnel, une telle mesure étant légitime pour se constituer une preuve dans le procès en contrefaçon et soumise au demeurant à une autorisation judiciaire préalable”.
Il est en effet fondamental que soit préservée, pour les titulaires de droits de propriété intellectuelle, la faculté d’agir en contrefaçon et de faire exécuter, lorsque le cas s’y prête, des mesures probatoires ou conservatoires propres à caractériser l’atteinte invoquée et l’étendue du préjudice allégué. Or une condamnation trop automatique ou systématique des demandeurs en contrefaçon à réparer le préjudice subi du fait de l’action judiciaire, lorsqu’ils sont déboutés de leurs demandes, serait à notre sens contre-productive.
Comme le professe la cour, le seul fait de succomber à l’action en contrefaçon ne signifie pas que l’action avait pour objet de nuire à la partie adverse. Et, en cas de doute sur la portée de ses droits de propriété intellectuelle déterminés, il est légitime que le titulaire puisse agir pour recevoir une réponse judiciaire à ses questions, sans pour autant être nécessairement condamné en raison du préjudice subi par la partie attaquée, du fait de l’action, qui ne sera jamais totalement inexistant, indépendamment de la question des frais de justice dont la prise en charge par la partie perdante est une règle de procédure civile.
Cela étant, il ne faut bien évidemment pas que les titulaires de droits se croient tout permis et leur condamnation devra être recherchée lorsque leur action aura été engagée avec une évidente légèreté ou lorsqu’ils auront commis des fautes dans la conduite de celle-ci, par exemple en cherchant en parallèle à discréditer la partie poursuivie dans une mesure propre à ternir ou à déprécier son image, mais à la condition toutefois que les faits soient avérés (Voir notamment à ce sujet CA Paris, pôle 5, 2ème ch., 9 déc. 2011, RG 2010/13480 et CA Paris, pôle 5, 2ème ch., 25 jan. 2013, RG 2011/02279).
C’est pourquoi, avant la conduite d’opérations de saisie-contrefaçon, et naturellement avant l’engagement de l’action en contrefaçon elle-même, l’intervention d’un conseil en propriété industrielle sera grandement recommandée pour étudier en profondeur les droits en cause et déterminer si les actes détectés sont effectivement constitutifs d’une atteinte ou non.
© [INSCRIPTA]
Cet article a également été publié sur le Village de la Justice.